Banqueroute et abus de biens sociaux : l’enjeu de la distinction

BANQUEROUTE ET ABUS DE BIENS SOCIAUX : COMPRENDRE LA DISTINCTION

Deux infractions pénales des affaires aux enjeux différents


INTRODUCTION : DEUX DÉLITS PROCHES MAIS DISTINCTS

Le droit pénal des affaires sanctionne sévèrement les comportements frauduleux des dirigeants d’entreprise. Parmi les infractions les plus fréquemment poursuivies figurent l’abus de biens sociaux (ABS) et la banqueroute.

Bien que ces deux délits présentent des similitudes troublantes – notamment en matière de détournement d’actifs – ils obéissent à des régimes juridiques distincts et ne s’appliquent pas dans les mêmes circonstances.

La qualification retenue par les autorités de poursuite (parquet, juge d’instruction) entraîne des conséquences importantes :

  • Sur les personnes poursuivables
  • Sur les règles de prescription
  • Sur les parties pouvant se constituer partie civile
  • Sur les sanctions encourues
  • Sur les interdictions professionnelles applicables

Pour les dirigeants et leurs conseils, comprendre la frontière entre ces deux infractions est essentiel pour anticiper les risques pénaux et organiser une défense efficace.


I. L’ABUS DE BIENS SOCIAUX : LE DÉLIT DU DIRIGEANT DÉLOYAL

Définition et fondements légaux

L’abus de biens sociaux est une infraction spécifique au droit pénal des sociétés, codifiée aux articles L.241-3, 4° (pour les SARL) et L.242-6, 3° (pour les SA) du Code de commerce.

Il sanctionne le dirigeant qui fait un usage illégitime des biens ou du crédit de la société à des fins étrangères à l’intérêt social.

Personnes concernées

Seuls certains dirigeants peuvent être poursuivis pour abus de biens sociaux :

Dans les SARL :

  • Les gérants (de droit ou de fait)

Dans les SA :

  • Le président du conseil d’administration
  • Les administrateurs
  • Les directeurs généraux et directeurs généraux délégués

Dans les SAS :

  • Le président
  • Les dirigeants ayant reçu délégation

⚠️ Important : Les simples associés ou actionnaires ne peuvent être poursuivis pour ABS (sauf complicité).

Éléments constitutifs du délit

Pour caractériser l’abus de biens sociaux, trois conditions cumulatives doivent être réunies :

1. Un élément matériel : usage des biens ou du crédit

L’infraction porte sur :

  • Les biens sociaux : actifs mobiliers, immobiliers, stocks, matériel, véhicules, etc.
  • Le crédit de la société : signature d’engagements, cautions, garanties au nom de la société

Actes constitutifs :

  • Prélèvements injustifiés sur la trésorerie
  • Rémunérations excessives sans contrepartie
  • Utilisation des biens sociaux à titre personnel
  • Paiement de dépenses personnelles avec les fonds sociaux
  • Transfert d’actifs vers une société contrôlée par le dirigeant
  • Octroi de prêts ou cautions sans intérêt pour la société

2. Un acte contraire à l’intérêt social

L’acte reproché doit être :

  • Contraire à l’intérêt de la société (et non simplement risqué ou maladroit)
  • Réalisé à des fins personnelles du dirigeant
  • Ou destiné à favoriser une autre société dans laquelle le dirigeant a un intérêt

Notion d’intérêt social : La jurisprudence apprécie l’intérêt social de manière économique : l’acte doit avoir une contrepartie réelle pour la société, proportionnée et justifiable.

3. Un élément intentionnel : la mauvaise foi

Le texte exige que le dirigeant ait agi de mauvaise foi, c’est-à-dire :

  • En connaissance de cause : il sait que son acte est contraire à l’intérêt social
  • Avec intention délibérée : il agit volontairement dans ce sens

La simple imprudence ou négligence ne suffit pas. La mauvaise foi doit être démontrée par l’accusation.

Exemples jurisprudentiels d’abus de biens sociaux

✓ Rémunération manifestement excessive par rapport à la situation financière de l’entreprise
✓ Utilisation de la carte bancaire de la société pour des achats personnels
✓ Mise à disposition gratuite d’un bien immobilier de la société à un proche
✓ Détournement de fichiers clients au profit d’une société concurrente
✓ Octroi de prêts sans intérêt et sans garantie à des proches
✓ Règlement de dettes personnelles avec les fonds de la société
✓ Conclusion de contrats léonins favorisant une société liée au dirigeant

Sanctions encourues

Peines principales :

  • Emprisonnement : jusqu’à 5 ans
  • Amende : jusqu’à 375 000 €

Peines complémentaires possibles :

  • Interdiction de gérer (max. 5 ans)
  • Confiscation des biens ayant servi à commettre l’infraction
  • Affichage ou diffusion de la décision

Prescription

Le délai de prescription de l’action publique est de 6 ans à compter du jour où le délit a été commis ou révélé (si celui-ci était dissimulé).

La jurisprudence retient comme point de départ :

  • La date de l’acte frauduleux
  • Ou la date de découverte du délit (en cas de dissimulation)

II. LA BANQUEROUTE : LE DÉLIT DE LA DÉFAILLANCE FRAUDULEUSE

Définition et contexte d’application

La banqueroute est une infraction spécifique aux procédures collectives (sauvegarde, redressement judiciaire, liquidation judiciaire), prévue à l’article L.654-2 du Code de commerce.

Elle sanctionne les agissements frauduleux du débiteur qui ont aggravé son insolvabilité ou organisé son appauvrissement au détriment de ses créanciers.

Condition préalable : l’ouverture d’une procédure collective

⚠️ Principe fondamental : Il ne peut y avoir de banqueroute sans procédure collective ouverte.

La banqueroute ne peut être poursuivie qu’après l’ouverture :

  • D’une procédure de sauvegarde
  • D’un redressement judiciaire
  • D’une liquidation judiciaire

Personnes poursuivables

Le champ d’application personnel de la banqueroute est plus large que l’abus de biens sociaux :

  • Tout commerçant (personne physique)
  • Tout artisan
  • Tout agriculteur soumis aux procédures collectives
  • Les dirigeants de droit ou de fait de personnes morales
  • Les représentants permanents de personnes morales

Faits constitutifs de banqueroute

L’article L.654-2 du Code de commerce énumère plusieurs comportements constitutifs :

1. Moyens ruineux pour éviter la procédure

Avoir, dans l’intention d’éviter ou retarder l’ouverture d’une procédure collective :

  • Fait des achats pour revendre à perte
  • Employé des moyens ruineux pour se procurer des fonds (emprunts à taux usuraires, escompte abusif)

2. Détournement ou dissimulation d’actif

Avoir détourné ou dissimulé tout ou partie de l’actif du débiteur :

  • Cession d’actifs à vil prix à des proches
  • Dissimulation de comptes bancaires
  • Organisation d’une insolvabilité apparente
  • Transfert frauduleux de biens avant la procédure

3. Augmentation frauduleuse du passif

Avoir frauduleusement augmenté le passif du débiteur :

  • Reconnaissance de dettes fictives
  • Majoration artificielle de créances
  • Conclusion de contrats désavantageux dans le but d’alourdir les dettes

4. Irrégularités comptables graves

Avoir :

  • Tenu une comptabilité fictive (écritures fausses)
  • Fait disparaître des documents comptables obligatoires
  • Omis de tenir toute comptabilité alors que la loi l’impose
  • Tenu une comptabilité manifestement incomplète ou irrégulière

Éléments constitutifs

1. Élément matériel

Un des comportements énumérés par l’article L.654-2 doit être établi.

Contrairement à l’ABS qui peut être caractérisé par la simple exposition à un risque, la banqueroute nécessite un acte consommé.

2. Élément intentionnel : la fraude

La banqueroute est une infraction intentionnelle.

Le texte emploie explicitement les termes :

  • « Dans l’intention de… » (article L.654-2, 1°)
  • « Frauduleusement » (article L.654-2, 3°)

Il faut démontrer que le dirigeant a agi sciemment et volontairement pour :

  • Aggraver l’insolvabilité
  • Organiser son appauvrissement
  • Frauder les créanciers

La simple négligence grave peut constituer une banqueroute simple (délit distinct, moins sévèrement puni).

Sanctions

Banqueroute (délictuelle) :

  • Emprisonnement : jusqu’à 5 ans
  • Amende : jusqu’à 75 000 €

Peines complémentaires quasi-systématiques :

  • Interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler une entreprise (jusqu’à 15 ans)
  • Faillite personnelle
  • Interdiction de gérer ses biens

Ces sanctions professionnelles constituent la différence majeure avec l’ABS.

Prescription

Délai de prescription : 3 ans à compter de :

  • L’ouverture de la procédure collective
  • Ou la découverte du délit si postérieure

III. LA FRONTIÈRE ENTRE LES DEUX INFRACTIONS

Similarités troublantes

Les deux délits présentent des points communs évidents :

CritèreAbus de biens sociauxBanqueroute
NatureInfraction intentionnelleInfraction intentionnelle
ActesDétournement d’actifsDétournement ou dissimulation d’actifs
VictimesLa sociétéLes créanciers
PeineJusqu’à 5 ans de prisonJusqu’à 5 ans de prison

Cette proximité crée un risque de double qualification pour les mêmes faits.

Le critère de distinction : la date de cessation des paiements

La jurisprudence a tranché : les deux qualifications sont exclusives l’une de l’autre.

Principe posé par la Cour de cassation :

« Lorsque les faits poursuivis ont été commis après la date de cessation des paiements, seule la qualification de banqueroute doit être retenue. »
(Cass. crim., 27 oct. 1999, n°98-84.284)

Avant la cessation des paiements → Abus de biens sociaux

Si les faits sont commis alors que la société est encore solvable :

  • Qualification : abus de biens sociaux
  • La société n’est pas en état de cessation des paiements
  • Pas de procédure collective ouverte

Après la cessation des paiements → Banqueroute

Si les faits sont commis après que la société soit en cessation des paiements :

  • Qualification : banqueroute
  • Même si aucune procédure n’est encore ouverte au moment des faits
  • La procédure doit être ouverte ultérieurement pour poursuivre

Conséquences pratiques du choix de qualification

Le choix entre ABS et banqueroute emporte des conséquences décisives :

1. Sur le champ des personnes poursuivables

Abus de biens sociauxBanqueroute
Dirigeants sociaux uniquementTous commerçants, artisans, agriculteurs + dirigeants
Liste limitativeChamp plus large

2. Sur les conditions de l’infraction

CritèreABSBanqueroute
TentativePunissable (simple risque suffit)Non punissable (acte consommé requis)
MomentAvant cessation des paiementsAprès cessation des paiements
Procédure collectiveNon nécessaireNécessairement ouverte

L’ABS est plus facilement caractérisable car la jurisprudence admet qu’il suffit que la société ait été exposée à un risque, même si aucun préjudice réel n’est survenu.

3. Sur les règles de poursuite et de constitution de partie civile

Abus de biens sociauxBanqueroute
Poursuites par :Poursuites par :
– Ministère public– Ministère public uniquement
– Représentants légaux de la société
– Actionnaires (action ut singuli)
Constitution de partie civile :Constitution de partie civile :
– La société victime– Administrateur judiciaire
– Actionnaires (via association)– Liquidateur judiciaire
– Créanciers sociaux (sous conditions)– Représentants des créanciers
– Représentants des salariés
– Créancier individuel (si préjudice distinct)

Avantage de l’ABS pour la victime :
La société et ses actionnaires peuvent directement engager les poursuites via une action civile, sans attendre l’initiative du parquet.

Avantage de la banqueroute pour les créanciers :
Les organes de la procédure collective (mandataires) peuvent se constituer partie civile au nom de la masse des créanciers.

4. Sur les sanctions professionnelles

Abus de biens sociauxBanqueroute
Interdiction de gérer : facultative (max. 5 ans)Interdiction de gérer : quasi-systématique (jusqu’à 15 ans)
Pas de faillite personnelle automatiqueFaillite personnelle fréquente
Le dirigeant peut continuer à exercerExclusion du monde des affaires

Enjeu majeur : Une condamnation pour banqueroute entraîne une interdiction professionnelle beaucoup plus lourde qu’une condamnation pour ABS.

Pour un dirigeant, cela peut signifier la fin de sa carrière dans le monde des affaires.


IV. STRATÉGIE DE DÉFENSE ET POINTS DE VIGILANCE

Pour le dirigeant mis en cause

Contester la qualification

Selon les faits et leur chronologie :

  • Démontrer que les actes ont été commis avant la cessation des paiements (→ écarter la banqueroute)
  • Prouver l’absence de procédure collective (→ impossibilité de poursuivre pour banqueroute)
  • Établir que les actes étaient conformes à l’intérêt social (→ écarter l’ABS)

Contester l’élément intentionnel

  • Absence de mauvaise foi (pour l’ABS)
  • Absence d’intention frauduleuse (pour la banqueroute)
  • Erreur de jugement, négligence, mais pas de volonté de nuire

Invoquer la prescription

  • Vérifier si le délai de prescription est acquis
  • Contester le point de départ du délai (date de révélation du délit)

Soulever des nullités de procédure

  • Irrégularités dans les poursuites
  • Violation des droits de la défense
  • Non-respect des formalités légales

Pour la société ou les créanciers

Choisir le bon fondement

En fonction de la situation :

  • Si la société est encore en activité → privilégier l’ABS
  • Si une procédure collective est ouverte → privilégier la banqueroute

Rassembler les preuves

  • Relevés bancaires
  • Contrats et factures
  • Témoignages
  • Documents comptables
  • Correspondances (emails, courriers)

Agir rapidement

  • Respecter les délais de prescription
  • Déposer plainte rapidement après la découverte des faits
  • Solliciter la constitution de partie civile

V. PRÉVENTION ET BONNES PRATIQUES

Pour les dirigeants

✓ Séparer strictement patrimoine personnel et patrimoine social
✓ Justifier toutes les opérations par un intérêt économique réel pour la société
✓ Fixer des rémunérations proportionnées aux moyens de l’entreprise
✓ Tenir une comptabilité rigoureuse et sincère
✓ Éviter les conflits d’intérêts (conventions réglementées)
✓ Déclarer la cessation des paiements dans les 45 jours
✓ Ne jamais dissimuler d’actifs en cas de difficultés financières

Pour les associés et actionnaires

✓ Exercer un contrôle effectif sur la gestion
✓ Vérifier régulièrement les comptes et décisions importantes
✓ Approuver les conventions réglementées en assemblée
✓ Réagir rapidement en cas de soupçon de malversations
✓ Consulter un avocat spécialisé dès les premiers signes


NOTRE ACCOMPAGNEMENT JURIDIQUE

Notre cabinet intervient en droit pénal des affaires pour défendre les dirigeants et les entreprises :

Défense pénale des dirigeants

✓ Assistance lors des gardes à vue
✓ Défense devant le juge d’instruction
✓ Représentation devant le tribunal correctionnel
✓ Contestation des qualifications (ABS vs banqueroute)
✓ Négociation de peines alternatives
✓ Appel et pourvoi en cassation

Action au nom de la société ou des créanciers

✓ Dépôt de plainte avec constitution de partie civile
✓ Déclenchement de l’action ut singuli pour les actionnaires
✓ Représentation des organes de la procédure collective
✓ Évaluation du préjudice et demande de dommages-intérêts

Conseil préventif

✓ Audit de conformité pénale
✓ Formation des dirigeants aux risques pénaux
✓ Mise en place de procédures internes
✓ Conseil lors d’opérations sensibles


ZONE D’INTERVENTION

Notre cabinet intervient principalement à Paris, Bobigny et dans toute l’Île-de-France devant :

  • Le Tribunal correctionnel de Bobigny
  • Le Tribunal correctionnel de Paris
  • Le Tribunal de Commerce de Bobigny (en lien avec les procédures collectives)
  • Le Tribunal de Commerce de Paris
  • Les autres juridictions pénales et commerciales franciliennes

La frontière entre abus de biens sociaux et banqueroute est déterminante pour l’issue d’une procédure pénale. Une stratégie de défense efficace repose sur une analyse juridique rigoureuse et une parfaite connaissance des enjeux de chaque qualification. Confiez votre défense à un cabinet spécialisé en droit pénal des affaires.